Je n’ai pas visité la maison d’Anne Frank

Pourquoi relire Le journal d’Anne Frank? Comme beaucoup, je l’avais lu au collège, lorsque j’avais l’âge d’ Anne Frank (elle a tenu son journal entre 13 et 15 ans).

Ma curiosité a été éveillée par la récente polémique sur les droits d’auteur, caducs en mars 2015 si on considère Anne Frank comme l’auteur, pas si c’est son père, mort en 1980 (une œuvre tombe dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur).

En effet, le père d’Anne Frank, revenu de déportation, découvre deux versions du journal de sa fille, l’une originale, l’autre réécrite par Anne Frank elle-même en vue d’une publication car elle avait entendu à la BBC un membre du gouvernement hollandais en exil souligner l’importance après la guerre des témoignages écrits sur la vie quotidienne sous l’occupation.

A partir de ces deux versions, il crée le texte connu sous le nom « Journal d’Anne Frank ». Il supprime tout ce qui a trait à la sexualité, ainsi que les jugements très durs que porte Anne sur les autres occupants de l’annexe (en particulier sa mère), tous morts en déportation. Le respect dû aux morts et la morale priment sur l’intégrité littéraire.

journal anne frank

Aujourd’hui, la version du père et la version intégrale sont éditées. Évidemment, j’ai opté pour l’intégrale. Les passages sur la sexualité sont inattendus. Anne Frank décrit en détail le sexe féminin, lui que, caché, on connait si mal. Elle évoque aussi ses premières menstruations. Grâce à Peter, un des clandestins de l’annexe, plus âgé qu’elle de 2 ans et demie, elle lève le voile sur de nombreuses questions auxquelles personne ne lui avait donné de réponse (elle s’insurge contre ce silence des adultes dès qu’on aborde le sujet).

A Amsterdam, j’étais logée à deux canaux et quelques rues de la « maison d’Anne Frank ». En voyage, j’aime lire ce qui me relie au lieu où je suis de passage (Walter Scott en Ecosse, le journal de 1916 à Lille, etc).

Pourtant je n’ai pas visité la maison d’Anne Frank, qui attire 1 million de visiteurs par an. Cette maison se mérite: il faut faire la queue, piétiner et jouer des coudes dans un intérieur reconstitué exigu (difficile en étant malade). Ce qui a achevé de me convaincre: un snack-bar à l’intérieur du « musée ». Une nécessité pour le visiteur qui reste longtemps et a besoin d’une pause. Une localisation choquante au regard de ce qu’ont connu les clandestins de l’annexe (je passais mon temps à me dire: si Anne Frank avait su!)

Je m’approchais plus de la réalité en lisant que je ne l’aurais fait en visitant cet AnneFrankland. Dans ce cas, pourquoi voyager? Je ne lis pas de la même manière ici ou en vadrouille. L’atmosphère d’un lieu modifie ma « mood », comme disent les anglo-saxons (mon humeur), donc ma lecture. Je deviens plus perméable à l’Histoire. Le passé se superpose au présent. Le supplante parfois.

journal anne frank 2

J’ai été touchée par l’évolution de cette jeune fille. Sa culture. Sa lucidité. Ses projections d’avenir. Son ambition – surtout ne pas devenir femme au foyer, elle veut être écrivain et journaliste.

J’ai ressenti la brutalité tragique de sa fin – d’autant plus tragique que les clandestins ont été arrêtés alors qu’ils croyaient la délivrance proche, ils ont su par la BBC que le débarquement avait eu lieu en juin 44, ils en suivaient la progression ; leur arrestation est survenue en août 44, ils ont fait partie du dernier convoi pour Auschwitz. Anne Frank connaissait l’existence des chambres à gaz qu’elle mentionne dans son journal. Elle est morte du typhus et d’épuisement à Bergen Belsen, environ 7 mois après la découverte sur dénonciation de sa planque amstellodamoise.

Les visiteurs de l’annexe ressentent aussi ce tragique, j’imagine. Ils viennent sans doute arpenter la maison d’Anne Frank à cause de ce tragique.

C’est le vertigineux paradoxe:

Si Anne Frank avait survécu, son journal aurait été remisé dans une armoire, une malle, un grenier. Pire, il aurait pu finir à l’incinérateur. Peut-être publié un jour, il serait resté confidentiel, intéressant peu de monde. Tout au plus quelques historiens.

Il n’y aurait pas de journal d’Anne Frank sans la mort d’Anne Frank. L’annexe (un immeuble de bureaux) aurait été détruite et de ses années de clandestinité, il ne serait rien demeuré. Même le marronnier qu’elle aperçoit par la fenêtre a fini par être déraciné

La disparition d’Anne Frank est d’autant plus insupportable que son journal lui donne vie. Toujours. Elle est restée cette jeune fille cloîtrée par obligation. Grave et gaie. Spontanée et sensible.

La littérature atteint ce prix démesuré. Elle se nourrit de la mort. Quand je lis le journal d’Anne Frank, je me dis que la littérature est charognarde. Au moins autant que le tourisme de masse.